Rémi Mogenet - L'arpitan comme approche de l'esprit de la nature
L'arpitan comme approche de l'esprit de la nature selon une idée de Rudolf Steiner
Rémi Mogenet, docteur en littérature et écrivain[1]
On parle beaucoup, ces derniers temps, de biodynamie, notamment pour le vin. Cette méthode agricole fait l'objet d'un certain engouement, lorsqu'il s'agit de ce produit de luxe, et, si certains pensent qu'il s'agit d'une escroquerie, la logique du fondateur de la biodynamie va bien dans le sens d'une reconnaissance de son efficacité spécifiquement dans ce produit de la terre qu'est la vigne. Rudolf Steiner assurait, en effet, donner les moyens de maîtriser la dimension qualitative d'un aliment – s'il ne prétendait pas modifier la quantité. Il s'appuyait, à cette fin, sur les secrets d'une vitalité évanescente en soi, en soi spirituelle et insaisissable : on ne pouvait agir sur elle qu'indirectement. Elle était, à ses yeux, comme un début de psychisme – ou, plus exactement, une forme de psychisme enchaînée aux cycles immuables des saisons, à la terre. Seule la graine, affirmait-il, recevait encore la grâce des astres.
En réalité, ces mouvements répétitifs de la nature végétale tendant toujours à s'étioler, il fallait les dynamiser en utilisant ce qui, dans les éléments, le permettait : l'action humaine restait déterminante, s'il s'agissait d'éveiller la nature à ses propres processus. En soi, elle tend au sommeil, et à la mort. Pour autant, il ne fallait pas prétendre l'éveiller par l'intrant chimique, qui ne faisait que mouvoir son corps extérieur sans lui rendre sa vie propre, comme la grenouille morte qu'on remue par l'électricité. C'est, en ce sens, une pensée profondément écologique.
À ses yeux, la sagesse paysanne d'autrefois saisissait d'instinct ces choses. La rationalisation scientifique, reposant sur des considérations moléculaires générales, a effacé, en grande partie, cette sagesse. Or cette rationalisation est passée par l'uniformisation linguistique au profit des langues d'État, par lesquelles les techniques sont enseignées. Le vivant agit pourtant dans la diversité, le particulier, le mouvement, l'incertitude, la brièveté – les souffles qui passent et s'en vont : les lois physiques globales ne le saisissent pas. Et de même, les langues rationalisées des États modernes peinent à le saisir.
Cela fait écho à Frédéric Mistral affirmant que le français était impropre à l'épopée : il entendait par là la saisie artistique, par la poésie, de l'esprit des choses – de ce qui les meut, en particulier au niveau élémentaire. Car si Mistral chantait les saints du ciel dans l'ordre catholique, il se focalisait sur ceux qui présidaient au destin des régions, des villes – rejetant la tendance excessive à l'idéalisme et à la généralité abstraite. Mieux encore, il a bien chanté les divinités païennes qui subsistaient - notamment le Drac, esprit du Rhône à forme d'homme-serpent, dans le poème magnifique qu'il a consacré à ce beau fleuve : il met en scène une splendide union amoureuse entre une paysanne vivant au bord de l'eau et ce génie à la clarté de la Lune. Et il le fait, bien sûr, en provençal.
Or, Rudolf Steiner confirmait cette idée que les langues paysannes étaient en phase intime avec les éléments, l'esprit des choses. Dans l'une des conférences de son fameux Cours aux agriculteurs, il énonce : « Bien des dictons populaires contiennent une foule de sentences qui peuvent encore donner à l’homme d’aujourd’hui des indications importantes. Voyez-vous, il y a encore autre chose que j’aurais pu mentionner hier : parmi tout ce que je devais faire dans la présente incarnation et qui n’a pu être mené à bien, tout jeune encore j’ai eu l’idée d’écrire ce que j’appellerai une philosophie du paysan, de mettre par écrit l’idée vivante que se font les paysans de tout ce qui les touche. Cela aurait pu donner quelque chose d’extrêmement beau et réduire à néant l’affirmation du comte [de Keyserlingk][2] d’après laquelle les paysans sont bêtes. Il en serait ressorti une sagesse subtile, une philosophie qui, déjà dans la manière de former les mots, s’étend longuement, en une fresque littéralement grandiose, sur les aspects les plus secrets de la nature. Il n’est plus possible aujourd’hui d’écrire une philosophie du paysan comme celle-là ; à notre époque, ces connaissances se sont presque entièrement perdues. Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient il y a quarante ou cinquante ans. Oui, tout cela était chargé d’une signification extraordinaire, car on pouvait apprendre auprès des paysans beaucoup plus qu’à l’université. Mais quoi, les temps étaient alors différents, on vivait à la campagne, avec les paysans, et on pouvait compter sur ses doigts les fois où l’on voyait venir les gens coiffés de chapeaux de bandits calabrais, ceux-là mêmes qui introduisirent ensuite le socialisme d’aujourd’hui dans les campagnes. Aujourd’hui, nous sommes dans un autre monde. Les plus jeunes parmi les auditeurs ici présents n’ont pas la moindre idée de la transformation que le monde a connue au cours des trente ou quarante dernières années. Les trésors authentiques que renfermait la langue paysanne sont aujourd’hui perdus pour la plupart, et plus encore cette philosophie du paysan qui était un peu celle d’une civilisation.[3] » Steiner s'oppose frontalement à la rationalisation de l'agriculture sous prétexte de socialisme : les appelant « bandits calabrais », il condamne jusqu'aux marxistes. Il disait d'ailleurs les écrits de Karl Marx inintéressants, et la haine que certains lui vouent peut largement être liée à ce rejet. En ce sens, dans ce Cours aux agriculteurs, il était bien dans l'esprit d'un Frédéric Mistral ou d'un Charles-Ferdinand Ramuz (même si celui-ci écrivait en français) : il célébrait la sagesse paysanne antérieure au marxisme et au socialisme – et plus globalement, au rationalisme.
Mieux encore, son laïus sur les langues paysannes et la manière dont les paysans « formaient les mots » montre qu'à ses yeux leurs « trésors » sont des sortes de dévoilements des « secrets de la nature » : le monde spirituel caché derrière les manifestations physiques. Et que nous l'ayons illustré avec Mistral doit trouver son application précise aussi chez deux des plus grands poètes arpitans des derniers siècles : Amélie Gex et Jean-Alfred Mogenet. Il n'est guère douteux qu'ils aient été dans le même état d'esprit que Mistral et Steiner : ils célébraient la paysannerie ancienne contre le modernisme unificateur et massificateur, contre un rationalisme urbain qui effaçait la connaissance intuitive de la campagne. Or, cela les menait bien sûr à l'appréhension, dans leurs vers, de ce monde spirituel caché, du monde élémentaire qui se place juste derrière les choses naturelles.
Nous connaissons tous la magnifique « chanson » que Gex a consacrée au « sarvant » : elle précise en note qu'il s'agit d'un « esprit domestique ». Elle y fait parler une fille qui s'étonne des phénomènes étranges, et la mère lui répond que le sarvant en est la cause. Il a aussi, ajoute-t-elle, un œil rouge qui la scrute, lorsqu'elle sort rejoindre son amant. La fille le déteste donc : comme le Lare antique, il veille à la moralité du foyer. Dans le même temps, le folklore rappelle que ce sarvant gardait la ferme, qu'il en était l'esprit : s'il était bien traité (si on lui rendait les bons hommages), il prenait soin des vaches, des prés ; il était un lutin berger, en quelque sorte. Et on peut douter qu'en français Amélie Gex l'eût chanté, car sa poésie francophone ne faisait que reprendre les figures de la fable antique, les faunes et les nymphes, et ne descendait pas profondément dans l'âme paysanne et les mystères de la nature environnante. Avouons en effet que même si elle avait conscience que ces faunes et nymphes étaient l'équivalent des sarvants et fées (ce qui est le cas), elle ne pouvait rendre intimement les rapports que les paysans entretenaient avec eux, car l'image en était figée, pétrifiée par la tradition littéraire. C'est en tout cas ce qu'affirmait Henry Bordeaux commentant ses œuvres : en savoyard, ses figures prenaient vie, en français, elles restaient inertes.
C'est exagéré, car sa poésie française est bonne aussi ; mais cela reste vrai, si on la compare avec l'arpitane.
Un autre fait convainc en ce sens. Gex a composé un poème appelé à restituer le chant d’une procession traditionnelle, certainement entendu dans l'enfance. Il exprime l'idée que la procession est trop belle pour que Dieu n'accède pas aux désirs des paysans :
Fleurs de savû et roûse éin sâva
Sont mai que robans de satin ;
Noutra croaî sara la pe brâva
Qu’i vont beni demain matin !…
Quand l’êincorâ, zo se bânnieres,
Quand le portuze de lomiéres
Brâm’ront : Propitius esto !
Dièn lo z’airs qu’on varrà traluire
On êintêindra le bon Dio dire :
« Si forcha d’êmpli leur sartot !… »
(Fleurs de sureau et roses en sève
Valent mieux que rubans de satin :
Notre croix sera la plus belle
Qu’ils vont bénir demain matin !…
Quand le curé, sous ses bannières,
Quand les porteuses de lumières
Chanteront : Propitius esto !
Dans les airs qu’on verra reluire
On entendra le bon Dieu dire :
« Je suis forcé de remplir leurs celliers !…)[4]
Le rituel avait une valeur magique : le dieu impliqué aurait pu être Bacchus. Or en français, dans son recueil de souvenirs[5], Amélie Gex se contente, à ce propos des processions, d’exprimer sa nostalgie. Elle mentionne avec émotion que la foi y était vive – sans dire qu’elle la partageait[6] :
Et les belles processions de la Fête-Dieu, alors que toutes les cloches de la ville égrenaient dans l’air limpide et frais leurs plus joyeuses sonneries ! Alors que les bannières enrubannées, se gonflant à la brise du matin, ondulaient gracieusement sous les guirlandes et les draperies des reposoirs ; que les sénateurs en toge rouge, les chanoines en manteaux violets, les pénitents noirs encapuchonnés et les confréries multicolores s’allongeaient en interminables files sous les arbres touffus de nos boulevards ou de chaque côté de nos places transformées en parterre embaumé. Oh ! que c’était beau ces choses auxquelles tout le monde en ce temps-là, même ceux qui les prescrivaient, croyaient simplement et sincèrement !
Dans son ouvrage La Savoie jadis et naguère, le professeur Philippe Terreaux a bien remarqué que l'arpitan sporadique utilisé dans les récits en français de Gex a pour fonction de les imprégner de la psychologie des Savoyards anciens : de leur imaginaire[7]. Toute son œuvre atteste qu’elle pensait les choses de cette façon : au français les souvenirs matériels, les idées abstraites, au savoyard la perspective plus mythologique d'une lignée quasi médiévale – celtique et gauloise. C'est en arpitan qu'elle évoque la malédiction du château « du pays du mont-Blanc », dont le seigneur péchait et qui fut changé en rocher par un ange à l’épée de feu[8] ; c'est en arpitan, encore, qu’elle compose un conte inspiré de la légende biblique de la reine de Saba en la mêlant de mythologie populaire et de féerie traditionnelle, à peu près comme on le faisait au XIIe siècle[9]. Impossible à faire en français moderne : le rationalisme culturel, hérité de la tradition livresque, l'interdisait.
Quant à Jean-Alfred Mogenet[10], il se plaît, en langue de Samoëns, à animer les objets de la vie paysanne, suggérant que l'esprit des ancêtres subsiste en eux. Parfois, il va jusqu'à leur attribuer une fonction morale – comme à la vieille lampe à huile, reflétant dans sa flamme les feux de l'ouest, et les faisant luire dans la maison : il contient, pourrait-on dire, le génie du foyer, fils du génie céleste. Le balai, quant à lui, éclaircit les idées en chassant la poussière : il n'y a pas de solution de continuité entre la perception sensorielle et l'exercice de la pensée.
Pour la nature, il a suggéré que les arbres, les rochers, les lacs et les montagnes avaient également une âme. Il exprime en particulier celle du Criou, mont tutélaire, brillant comme un pur diamant sur le monde. En français, il a écrit un récit de voyage Au Congo français[11] : il a séjourné en Afrique. S'il avait parlé la langue locale, certainement il aurait personnifié les lieux, montré les affleurements des esprits, des génies, des entités organisatrices de la nature. Mais il y est resté assez insensible, gardant l'œil critique du rationalisme sauf peut-être pour les cérémonies explicitement religieuses, qui l'impressionnaient. En savoyard, tout l'inverse : il pénétrait de l'intérieur le pays, les gens, l'esprit. Il a même composé un petit récit assurant qu'il avait vu un oiseau déposer une goutte d'eau sur une fleur qui se fanait afin de la ressusciter : la nature était pleine de grâce, de charité, de bonté – et de forces de renaissance.
Certes, son chauvinisme pouvait le lui avoir fait dire de la vallée du Giffre et le lui avoir fait rejeter pour Lastourville (dans l'actuel Gabon). Mais, précisément, qu'y a-t-il dans ce chauvinisme spontané sinon un accès, par la langue, à l'âme du pays, au génie des lieux ?
Un chauvinisme humain, universel, impliquerait qu'on parle universellement la langue des poètes – ou une langue universellement locale, émanant des profondeurs obscures du cœur, plutôt que des clartés vides du cerveau.
En tout cas, Gex et Mogenet prouvent qu'en arpitan – langue intime, vernaculaire, féminine, maternelle –, la mythologie des lieux est toujours plus accessible qu'en français – langue plus théorique. Les deux témoins qu'ils représentent illustrent parfaitement l'idée de Rudolf Steiner. Et certainement, le détail des œuvres de Mistral abonderait dans le même sens.
De cette façon, s'instaure un lien intime entre l'agriculture biologique et la poésie, passant par l'âme des paysans et leur langue. On peut bien dire que l'agriculture biologique peut se passer de cette poésie des éléments, de cette exploration du psychisme végétal et naturel, et donc de biodynamie ; en réalité, cela n'est pas : car soit on penchera vers le rationalisme abstrait, et des mécanismes jugés a priori sains pour la nature, soit on sentira en soi, dans son cours mouvant et incertain, ses souffles éphémères et dont la régularité n'a rien de mécanique, l'esprit de cette nature organique – avec son dynamisme propre, caché –, et cela devra passer par une sensibilité toujours éveillée aux phénomènes, et à leur richesse. Or, certainement, la poésie arpitane y aide profondément, lorsqu'on se trouve dans l'aire linguistique concernée[12].
[1] Spécialiste du romantisme mythologique et des cultures régionales, Rémi Mogenet a également dirigé, dans le Faucigny, une association d'agriculture biodynamique.
[2] Dans le domaine de qui Rudolf Steiner était venu, à sa demande, livrer son cycle de conférences.
[3] Rudolf Steiner, Agriculture. Fondements spirituels de la méthode Bio-dynamique, Genève, E. A. R., 2002, p. 146-148
[4] Passage cité par Philippe Terreaux, La Savoie jadis et naguère, d’Amélie Gex à Henry Bordeaux, Centre d’études franco-italien, Cahiers de civilisation alpine, éditions Slatkine, 1990, p. 179.
[5] Vieilles gens et vieilles choses, 1889.
[6] Passage cité par Philippe Terreaux, Op. cit., p. 178.
[7] Voir P. Terreaux, Op. cit., p. 34.
[8] « Le Diton du Çatiau mort », in Contes et chansons populaires de Savoie, Chambéry, Curandera, 1986, p. 318-323.
[9] « Le Contio de la colouvra », in Contes et chansons populaires de Savoie, Chambéry, Curandera, 1986, p. 188-211.
[10] Édités par mes soins, avec une traduction en français de Marc Bron (Jean-Alfred Mogenet, Jam. Poésies en langue savoyarde, Samoëns/Habère-Lullin, Le Tour/Institut de la Langue savoyarde, 2016).
[11] Cluses, 1898.
[12] Dans les années 2000, j'organisais, dans l'association de biodynamie dont j'étais président, sur la Côte d'Hyot, au-dessus de Bonneville (en Faucigny), des sortes de fêtes dans lesquelles on célébrait la nature en poésie. Si se n'était pas principalement en savoyard, cela permettait au moins d'entrer, peu ou prou, dans l'âme des lieux. Je faisais tout de même venir le locuteur arpitan Dominique Vuillerot, grand amateur de poésie, pour qu'il énonce en sa langue des sentences propitiatoires. Heureuse rencontre ! Certainement les sarvants en ont été charmés ! Rudolf Steiner conseillait de faire de telles fêtes, au milieu de l'hiver. L'art devait y dominer. Nous y avions mis aussi de la peinture et de la danse, mais je ne peux pas tout raconter. Les textes que j'ai alors composés (en français) ont été en particulier dans mon recueil de poésie Chants et conjurations (Paris, L'Œil du Sphinx, 2020).